Matera, un décor biblique
LE MONDE 09.11.2007
Par Jean-Jacques Bozonnet
C'est une Jérusalem de cinéma, une Bethléem pour grand écran. Dans ce décor pétrifié de façades blanches accrochées à flanc de ravin, Mel Gibson a tourné La Passion du Christ (2003). Bien avant lui, ce chaos urbain surgi de la nuit des temps avait été choisi par Pier Paolo Pasolini pour son Evangile selon saint Mathieu (1964). Dernièrement, les producteurs de Time Warner n'ont pas cherché longtemps où installer le tournage de La Nativité, l'histoire d'amour entre Marie et Joseph sortie en 2006.
Matera est une ville de Palestine égarée au sud de l'Italie ; une Palestine tout droit sortie d'un vieux livre de catéchisme, avec ses paysages de plateaux désolés et de collines arides, ses villages blancs assoupis sous le soleil, ses troupeaux de moutons au milieu de champs pierreux. Curieux destin pour une terre dont les habitants, il n'y a pas si longtemps, se croyaient exclus de la chrétienté. Eh oui, expliquaient les paysans du coin à Carlo Levi, jeune médecin turinois relégué ici par le pouvoir fasciste à la fin des années 1930, "le Christ s'est arrêté à Eboli".
De nos jours, personne ne fait étape à Eboli, agglomération quelconque de Campanie, mais qui pense à pousser jusqu'en Basilicate ? Dissimulée dans la semelle de la Botte, cette région autrefois appelée Lucanie vaut pourtant un détour. C'est là, à l'écart des chemins touristiques de masse, que Matera veille sur ses Sassi, deux quartiers creusés dans le roc - d'où leur nom signifiant "pierres" ou "cailloux". Les maisons enchevêtrées semblent se retenir les unes les autres pour ne pas finir dans le lit du torrent Gravina, plusieurs dizaines de mètres en contrebas. "C'est ainsi qu'à l'école nous nous représentions l'enfer de Dante", a écrit Carlo Levi, en découvrant cet urbanisme anarchique voué au précipice.
Le Sasso Barisano, au nord, et le Sasso Caveoso, au sud, seulement séparés par un promontoire rocheux sur lequel se dresse une cathédrale romane du XIIIe siècle, procurent toujours la même émotion quand on les aperçoit pour la première fois depuis la place Vittorio-Veneto, au centre de Matera. A une différence près : ils ne sont plus habités par la misère comme au début du siècle et jusque dans les années 1950, quand plus de 18 000 personnes s'y entassaient dans les pires conditions sanitaires. "La honte de l'Italie", révélée aux Italiens par le roman de Carlo Levi Le Christ s'est arrêté à Eboli, paru après-guerre, est devenue un objet de fierté en 1993 lorsque l'Unesco en a fait le premier "paysage culturel" inscrit au Patrimoine mondial de l'humanité.
Le succès planétaire du film de Mel Gibson a provoqué un fugace afflux touristique venu des Etats-Unis, mais Matera reste une destination rare. Seule méthode valable pour visiter les Sassi : se lancer au petit bonheur dans le labyrinthe des ruelles et des escaliers.
Comment s'orienter de manière cartésienne dans cet entrelacs urbain habité sans discontinuité depuis dix mille ans ? Une volée de marches suffit pour passer du néolithique au Moyen Age. Au coin d'une venelle surgit un vestige grec, tandis qu'à trois pâtés de maisons on aperçoit une façade baroque. En franchissant le seuil d'un anonyme bâtiment, nous voilà dans le silence d'un lieu de culte paléochrétien. Par un trou dans le mur recouvert de fresques délicates, il communique avec les grottes-taudis où s'entassaient encore familles et animaux au milieu du XXe siècle.
Une balade dans les Sassi est un exercice physique, surtout quand le soleil chauffe à blanc cet univers minéral ou que, à l'inverse, siffle une bise glaciale entre les parois du canyon. Monter, descendre, toujours.
Cet habitat troglodyte creusé dans le tuf depuis la préhistoire s'étage sur plusieurs niveaux, parfois près de dix. Si bien qu'il n'est pas rare de croiser une cheminée au milieu de la rue, souvent tracée à même le toit des habitations.
Mais visiter les Sassi, c'est d'a bord crapahuter dans l'histoire de l'humanité : une expérience intellectuelle et spirituelle à vivre dans quelques-unes des 140 églises rupestres creusées par les communautés monastiques qui se sont succédé dans la région entre le VIIIe et le XIIe siècle. Un itinéraire spécialement jalonné dans le Sasso Caveoso permet de découvrir les plus représentatives, décorées de fresques d'inspiration byzantine ou normande.
Assis à une terrasse à l'ombre de San Pietro Caveoso, petite église baroque posée au bord de l'à-pic, le touriste prend brusquement conscience de l'étrangeté du lieu. Plus que l'austère beauté du paysage, c'est le silence qui étreint l'âme. Pas de bruit de voiture, et pour cause. Ni éclats de voix ni cris d'enfants. Aucun de ces échos familiers. Lestrois quarts de ses habitants ayant été relogés de force en 1952 par le gouvernement dans des quartiers neufs à la périphérie de Matera, la vieille ville est restée abandonnée pendant des années, nue et vide, hésitant longtemps entre la ruine définitive et un destin artificiel de musée.
Peu à peu, la vie a repris sur les 30 hectares de Sassi. Des urbanistes du monde entier se sont passionnés pour leur écosystème, un astucieux mécanisme de ventilation naturelle, de récolte des eaux de pluie et de stockage des déchets qui a traversé les millénaires. Seule la surpopulation en a eu raison, les égouts et les citernes ayant été transformés en habitations.
Désormais, il n'est plus interdit d'habiter les Sassi, dont la réhabilitation est encouragée par les autorités. Des hôtels de luxe s'y sont installés, dans le respect de l'architecture troglodyte. Des chambres d'hôtes, des trattorias et des lieux d'expositions s'ouvrent progressivement.
Les particuliers y reviennent, qui pour restaurer et habiter la maison de ses parents, qui pour s'aménager la plus tendance des résidences secondaires.
La commune concède gratuitement les locaux pour quatre-vingt-dix-neuf ans et l'Etat subventionne jusqu'à 60 % des travaux. Les nouveaux résidants sont encore peu nombreux : on estime à plus de 3 000 le nombre des habitations disponibles, dont une bonne moitié (1 672) sont entièrement creusées dans la roche calcaire. Après avoir été un laboratoire architectural pour quelques spécialistes, puis un lieu de tourisme culturel, les Sassi de Matera s'apprêtent à renaître à la vie sociale.
Bientôt, les chiens errants ne seront plus les seuls à s'y prélasser en maîtres des lieux.
Carlo Levi
Carlo Levi (né le 29 novembre 1902 à Turin, mort le 4 janvier 1975 à Rome) est un écrivain, médecin, peintre et journaliste italien.
Adversaire du fascisme, il devient membre du Parti d'action. Arrêté en 1935, il est condamné par le régime au confinamento (résidence surveillée) dans une région désolée en Basilicate, expérience dont il tirera le livre "Le Christ s'est arrêté à Eboli" et qui marqua profondément sa peinture.
Lecture:
Le Christ s'est arrêté à Eboli, par Carlo Levi (Gallimard "Folio", 6,60 €).
Roman autobiographique racontant la vie d'un médecin et écrivain antifasciste placé en résidence surveillée en Basilicate à partir de 1935. Toute activité lui est interdite, y compris d'exercer la médecine. Il découvre le monde paysan, loin des cercles intellectuels. Il sera libéré au bout de deux ans après avoir conquis l'estime des agriculteurs pauvres de la région.
Peintures de Carlo Levi durant son séjour à Matera
Le Christ s'est arrêté à Eboli (Cristo si è fermato a Eboli) est aussi un film franco-italien réalisé par Francesco Rosi en 1979, avec Gian Maria Volontè dans le rôle principal.
Voilà une visite que j'aurais adorée faire en ta compagnie!
RépondreSupprimerLe cinéma, le rêve...
Matera ...
RépondreSupprimerUn des sites des "Pouilles" qui nous fut beaucoup conseillé, en août dernier, quand nous étions à Alberobello.
Mais, pour les raisons que vous n'ignorez pas, nous avions décidé de nous reposer et de ne point quitter notre lieu de séjour, nous promettant toutefois d'y revenir l'été prochain, deux semaines au moins.
Votre article de ce jour - ainsi bien sûr que l'iconographie qui le sous-tend -, nous confortent dans cette décision.
Mazette, quel article, chère Christiana !!! Il faut bien une heure pour le lire attentivement, VRAIMENT... l'aimer, l'admirer, l'intégrer... Tu viens de redonner leurs lettres de noblesse aux blogs... et ça n'est pas la première fois...
RépondreSupprimerTe dis donc " à ce soir chez toi pour un "beau commentaire" ici, si tu veux bien !!! ". Bises et profite....
Et vive Carlo Levi...
Merci Christiane pour cette promenade touristique mais ô combien intéressante!! BISOUS FAN
RépondreSupprimerEst-ce l'entier article réalisé par Jean-Jacques Bozonnet OU y as-tu ajouté la partie sur l'aventure humaine de Carlo Levi et le film avec Gian-Maria Volonté (que j'avais vu excellent dans "Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon") ?Je me souviens que l'acteur français François Simon (fils de Michel) tenait le rôle du curé dans le "Christ s'est arrêté à Eboli"... Je lirai ce petit livre de Carlo Levi (qui n'est donc pas Primo Levi, l'auteur de "Si c'est un homme") que tu nous conseilles... en folio et si bon marché...
RépondreSupprimerCes quartiers bibliques où Martin Scorsese aurait dû tourner "La dernière passion du Christ" avec la belle Barbara Hershey en Marie-Madeleine (divine pêcheresse) et l'excellent Willem Dafoe en J.-C., ce malheureux pris pour le fils de Dieu... Les crypto-cathos s'étaient d'ailleurs déchaînés contre le film dans une salle de ciné parisienne...
Je n'ai pas vu le film de Mel Gibson qui a eu mauvaise presse (on l'accusait de donner dans la complaisance masochiste... )
Pardonne-moi cet élan égotique mais je repense, en voyant les Sassi de Matera aux maisons troglodytes de Touraine qui apparaissent au détour d'un rêve puis d'un voyage dans le "Grand Large" à paraître, ce tout prochain roman à l'eau de rose de David Foenkinoos... (après sa période délicate-trashy) !
Bises et beau voyage à vous deux, chère Christiana ! (C'est super de te reconnaître au détour d'une photo dans ce décor "de rêve"... aux sens propre et figuré !)
Richard, Matera se trouve en Basilicate, région voisine des Pouilles.
RépondreSupprimerDourvac'h, La partie carlo Levi, roman et cinéma a été ajoutée (par moi)
Merci pour cette précision, Christiana : vous comprenez que je ne vous avais pas menti quand je vous avais écrit que nous ne connaissions absolument pas cette région et que notre désir d'y descendre l'année prochaine s'amplifie au fil des jours, grâce à la lecture de vos articles.
RépondreSupprimerUn de vos lecteurs fait la judicieuse distinction entre Carlo et Primo Levi (aucune parenté entre eux !) et cite un de ses ouvrages.
Permettez-moi d'ajouter qu'il est indispensable de lire les deux textes de ces auteurs : ils constituent un témoignage fondamental à propos d'une période noire de l'Histoire de l'Europe contemporaine ...